Clay Regazzoni - L'Homme Qui Refusait de S'Arrêter

Maintenant, écoutez-moi bien. Si je vous dis "pilote suisse de Formule 1", vous pensez probablement à... personne. Et vous auriez tort ! Parce que le pilote suisse le plus brillant de l'histoire s'appelait Clay Regazzoni, et son histoire est si incroyable qu'elle ferait passer Rocky Balboa pour un amateur en matière de comeback.
Vous savez quoi ? Clay Regazzoni, c'est l'homme qui a gagné le Grand Prix de Grande-Bretagne 1979 pour Williams... en fauteuil roulant ! Enfin, pas littéralement, mais presque. C'est l'homme qui a continué à faire du Paris-Dakar au volant de camions après avoir été paralysé des jambes. C'est l'homme qui a prouvé que parfois, perdre l'usage de ses jambes peut vous donner des ailes.
Les Origines : Un Suisse Italien dans un Pays Sans Circuits
Gianclaudio Giuseppe Regazzoni - "Clay" pour les intimes - naît le 5 septembre 1939 à Mendrisio, dans le canton du Tessin. Nous sommes à deux jours du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, et le petit Clay vient au monde dans cette partie de la Suisse qui se prend pour l'Italie. Et heureusement ! Parce qu'être passionné de sport automobile en Suisse dans les années 1950, c'est un peu comme être surfeur au Sahara.
Permettez-moi de vous expliquer le problème : en 1955, après le terrible accident des 24 Heures du Mans qui fit 84 morts, la Suisse interdit purement et simplement toute course automobile sur son territoire ! Imaginez : vous êtes un gamin suisse passionné de voitures, et votre pays vous dit "Désolé, mais chez nous, on ne joue pas avec les voitures qui vont vite."
Clay grandit donc dans l'atelier de carrosserie de son père à Mendrisio. Dès 14 ans, il conduit déjà des voitures - clandestinement, bien sûr. Il dévore les magazines spécialisés, rêve devant les exploits de Fangio et Moss, mais n'a aucun moyen de pratiquer légalement son sport favori.
Le déclic arrive en 1963 quand Clay rencontre Silvio Moser, un autre Suisse qui court en Italie. Moser lui ouvre les yeux : "Écoute, mon vieux, si tu veux faire de la course, il faut franchir la frontière !" À 24 ans - un âge déjà avancé pour débuter -, Clay achète une Austin-Healey Sprite et traverse la frontière italienne pour participer à des slaloms et des courses de côte.
L'Apprentissage : De Mini Cooper en Ferrari
1964 : Clay passe à la Mini Cooper. Et là, première révélation : il est doué ! Très doué ! Il finit régulièrement dans le top 3 de sa catégorie, mais surtout, il développe ce style de pilotage qui va faire sa légende : agressif, spectaculaire, mais jamais suicidaire.
En 1965, Clay fait le grand saut : il passe aux monoplaces avec une Brabham de Formule 3. Pour un type qui n'a commencé à courir qu'à 24 ans, les progrès sont fulgurants. En 1966, il gagne même une manche du support du Grand Prix d'Italie à Monza ! Monza ! Le temple de la vitesse italienne !
Cette victoire lui ouvre les portes de Tecno, une écurie ambitieuse qui lui propose de courir en Formule 2. Mais voilà, 1968 va être l'année noire de Clay Regazzoni. À Zandvoort, lors d'une course de F2, il est impliqué dans un accident mortel avec le jeune pilote britannique Chris Lambert. Accident tragique où Clay dépasse Lambert, qui perd le contrôle et percute un pont.
L'enquête officielle disculpe entièrement Clay, mais le père de Chris Lambert, rongé par le chagrin, lance une campagne acharnée pour faire interdire Regazzoni de course. Procès, médias, pression... pendant trois ans, Clay va vivre un cauchemar juridique et médiatique. Trois ans où sa réputation est traînée dans la boue, trois ans où il doit prouver son innocence encore et encore.
L'Appel de Maranello : Noël 1968
Décembre 1968. Clay Regazzoni, au plus bas moralement, reçoit un coup de téléphone qui va changer sa vie. Au bout du fil : Franco Gozzi, le bras droit d'Enzo Ferrari. "Gian Claudio, nous aimerions vous rencontrer à Maranello."
Vous me suivez ? Ferrari ! LA Scuderia ! L'écurie mythique appelle un pilote suisse de 29 ans qui n'a jamais couru en F1 ! Enzo Ferrari, dans sa sagesse légendaire, a vu quelque chose en Clay Regazzoni que les autres n'avaient pas vu.
1970 : Clay fait ses débuts en F1 au Grand Prix des Pays-Bas. Quatrième place dès sa première course ! Mais le plus beau reste à venir : quatre courses plus tard, à Monza, devant 40 000 Suisses venus spécialement pour lui, Clay Regazzoni remporte le Grand Prix d'Italie !
Vous imaginez ? Un type qui a commencé la compétition à 24 ans, qui a passé trois ans dans l'enfer judiciaire, et qui gagne à Monza avec Ferrari pour sa cinquième course de F1 ! Hollywood n'oserait pas inventer un scénario pareil !
Clay termine sa saison de débutant à la troisième place du championnat. Troisième ! Avec seulement huit départs ! Jochen Rindt est champion à titre posthume, mais Clay Regazzoni vient d'annoncer l'arrivée d'un nouveau grand talent.
Les Années Ferrari : Presque Champion du Monde
1971-1972 : Clay confirme avec Ferrari, mais la voiture n'est plus au niveau. Quelques victoires par-ci par-là, mais rien de transcendant. En 1973, coup de théâtre : Ferrari le libère ! Enzo Ferrari, dans un de ses coups de tête légendaires, décide qu'il n'a plus besoin des services de Clay.
Vous savez quoi ? Clay ne se laisse pas abattre. Il signe chez BRM et devient le coéquipier d'un jeune Autrichien prometteur : Niki Lauda. Les deux hommes s'entendent à merveille, et Clay comprend que ce gamin bouclé a un potentiel exceptionnel.
1974 : Ferrari rappelle Clay ! Mieux : Clay recommande à Enzo Ferrari d'engager aussi son copain autrichien, Niki Lauda. Résultat : le duo Regazzoni-Lauda chez Ferrari ! L'un des tandems les plus légendaires de l'histoire de la F1.
Et quelle saison ! Clay se bat pour le titre mondial contre Emerson Fittipaldi. Arrivé au dernier Grand Prix des États-Unis, Clay a une chance réelle de devenir champion du monde. Il lui suffit de finir devant Fittipaldi...
Mais c'est là que le destin frappe. Problème d'amortisseur sur la Ferrari de Clay. Deux arrêts au stand. Onzième place finale. Fittipaldi champion par trois points ! Trois petits points ! Clay Regazzoni passe à côté du titre mondial pour trois malheureux points !
L'Exil et la Renaissance : Williams 1979
1977-1978 : Clay quitte Ferrari et galère chez Ensign puis Shadow. Des voitures peu compétitives, des non-qualifications humiliantes... À 40 ans, Clay Regazzoni semble au bout du rouleau.
Et puis arrive 1979 et Frank Williams. Frank Williams cherche un pilote d'expérience pour accompagner Alan Jones dans sa nouvelle Williams FW07. Clay accepte, peut-être son dernier contrat en F1...
13 juillet 1979, Grand Prix de Grande-Bretagne à Silverstone. Clay Regazzoni, 40 ans, au volant de sa Williams, mène une course parfaite et s'impose ! Première victoire de l'histoire de Williams ! Sir Frank Williams, paralysé depuis un accident de voiture, pleure de joie dans le stand.
Cette victoire, c'est du pur Clay Regazzoni : l'homme qui ne renonce jamais, qui revient toujours, qui transforme les échecs en triomphes. À 40 ans, quand tout le monde le croit fini, il offre à Williams sa première victoire historique !
30 Mars 1980 : Le Jour Où Tout S'Arrête
Long Beach, Californie. Quatrième Grand Prix de la saison 1980. Clay, de retour chez Ensign, remonte magnifiquement de la 23e place sur la grille à la 4e position en course. À 41 ans, le vieux lion montre encore les crocs !
Et puis, au 51e tour, sur la ligne droite principale, l'impensable se produit : la pédale de frein casse. Clay fonce vers l'épingle à 280 km/h sans freins. Il vise instinctivement la Brabham abandonnée de Ricardo Zunino pour ralentir. Impact. Rebond. Mur de béton. La voiture se plie en forme de V.
Clay Regazzoni reste conscient dans les décombres de sa voiture. "J'ai perdu conscience pendant dix minutes", racontera-t-il. "Puis je me souviens d'une douleur terrible aux hanches..." Le diagnostic tombe : fractures de trois vertèbres. Paralysie complète des jambes.
À 41 ans, la carrière de Clay Regazzoni s'achève sur un lit d'hôpital californien.
La Résurrection : Un Fauteuil Roulant, Mille Victoires
Un autre se serait laissé mourir. Clay Regazzoni, lui, décide que sa vie ne fait que commencer. Dès septembre 1980, six mois après son accident, il remonte dans une voiture ! Course de côte de Sankt-Peterzell-Hemberg en Suisse, au volant d'une Jaguar équipée de commandes manuelles.
Ce n'est qu'une démonstration, mais le message est clair : Clay Regazzoni n'a pas dit son dernier mot. Dans les années qui suivent, il va tout simplement révolutionner la perception du handicap dans le sport automobile.
Paris-Dakar 1988 : Clay Regazzoni remporte la catégorie camions au volant d'un Tatra 813 6x6 ! Vous m'avez bien lu : paralysé des jambes, il gagne le Paris-Dakar en camion ! Quelques années plus tard, il participe aux 12 Heures de Sebring, toujours avec des véhicules adaptés.
Mais Clay ne se contente pas de courir pour lui. Il fonde une école de pilotage pour handicapés à Vallelunga, développe des systèmes de commandes manuelles, travaille pour des associations caritatives. Il écrit deux livres : "È questione di cuore" (C'est une question de cœur) et "E la corsa continua" (Et la course continue).
L'Ultime Injustice : 15 Décembre 2006
Autoroute A1, près de Parme, Italie. Clay Regazzoni, 67 ans, roule vers le Teatro Regio de Parme où il doit être l'invité d'honneur d'un événement automobile. Dans son Chrysler Voyager adapté, il pense peut-être à sa carrière extraordinaire, à tous ces défis relevés...
Soudain, sans raison apparente, sa voiture percute l'arrière d'un camion. Impact à 100 km/h. Clay Regazzoni meurt sur le coup.
L'autopsie exclura formellement une crise cardiaque. Le mystère demeure. Peut-être un simple moment d'inattention, une microseconde de distraction fatale. Ainsi s'achève l'histoire de l'homme qui avait survécu à tout : aux accidents de course, à la paralysie, aux épreuves les plus extrêmes.
Ironie cruelle du destin : l'homme qui avait défié la mort pendant quarante ans de sport automobile trouve la mort sur une banale autoroute, dans un accident de la route comme il en arrive des milliers chaque jour.
L'Héritage : Plus Qu'un Pilote, un Exemple
Les funérailles de Clay Regazzoni, le 23 décembre 2006 à Lugano, rassemblent tout le gratin de la F1 : Niki Lauda en larmes, Emerson Fittipaldi bouleversé, Jackie Stewart, Arturo Merzario, Peter Sauber... Tous venus rendre hommage à un homme exceptionnel.
Niki Lauda résume parfaitement : "J'ai appris de Clay ce qu'était le goût de la vie. Après mon accident en 1976, ce qu'il m'a enseigné était d'autant plus précieux. C'était un talent que Clay possédait : la pensée positive."
Frank Williams, lui-même paralysé, salue "un gentleman et un homme courageux que je n'oublierai jamais."
Mais le plus beau témoignage, c'est celui de milliers de personnes handicapées qui ont retrouvé goût à la vie grâce à l'exemple de Clay Regazzoni. Lui qui prouvé que la paralysie n'était qu'un obstacle de plus à surmonter, que la vraie force ne résidait pas dans les jambes mais dans le cœur.
Le fait est que Clay Regazzoni incarne tout ce que le sport automobile a de noble. C'était un battant absolu, un homme qui ne connaissait pas le mot "impossible", qui transformait chaque épreuve en opportunité.
Cinq victoires en Grand Prix, vice-champion du monde 1974, vainqueur du Paris-Dakar en camion... Mais au-delà des statistiques, Clay Regazzoni a marqué son époque par sa joie de vivre, son courage, son refus de baisser les bras.
Maintenant, quand vous verrez un pilote handicapé participer à une course automobile, quand vous croiserez une personne en fauteuil roulant qui refuse de se laisser abattre, souvenez-vous de Clay Regazzoni. L'homme qui a prouvé que les vraies limites ne sont jamais physiques, mais toujours mentales.
Dans le film "Rush" de Ron Howard, Clay Regazzoni est interprété par Pierfrancesco Favino. Mais aucun acteur ne peut vraiment rendre justice à un personnage si extraordinaire. Clay Regazzoni, c'était la vie à l'état pur : intense, passionnée, courageuse, généreuse.
Vous savez quoi ? Clay n'a peut-être jamais été champion du monde de F1, mais il a été champion du monde de la vie. Et ça, c'est infiniment plus rare et plus précieux.
RIP Clay Regazzoni (1939-2006). L'homme qui refusait de s'arrêter.